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40X40 / MAIS JE NE PRENDRAI PAS L'AVION

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Pas de bulle dans une bibliothèque

Quand les bibliothèques ont fermé, nous avons poursuivi le travail, à huis-clos. Je me suis présentée à la Maison de la littérature pendant trois jours; des heures longues dans une bibliothèque sans abonnés. On nous a dit qu’il y avait beaucoup de choses à faire : élagage, ménage, époussetage, lecture de rayons (la lecture de rayon, c’est vérifier que tous les livres sont en ordres. Si c’est dans une section chouette, genre poésie, c’est vraiment le fun. Un peu moins quand c’est dans les documentaires, là où les cotes sont démesurées.) Nous avons gardé la distance réglementaire de deux mètres entre nous. Ça m’a fait réaliser à quel point il y a de la proximité dans une bibliothèque. Les livres passent de nos mains à celles des usagers, on effleure des doigts au passage, on se tient souvent au-dessus de l’épaule de nos collègues pour vérifier une information à l’ordi. Il n’y a pas de bulle. Combien de fois je me suis fait postillonner dessus par un usager trop proche (d’habitude, je fais semblant de rien, sauf la fois où, ça a été plus fort que moi, j’ai sursauté et dit yark.) Enfin, après ces quelques jours, on nous a renvoyé chez nous et nous sommes devenus chômeurs, comme bien du monde.

Mais je ne prendrai pas l'avion

Je suis éparpillée entre mon pyjama, mon divan, mon ordi, mon tapis de yoga. Mon équilibre est compromis. Pour écrire et avoir l’impression de bien le faire, j’ai besoin de me fabriquer une bulle, c’est nécessaire. Tous les bruits me déconcentrent, ça me prend du silence ou de la musique douce. Je mets souvent des bouchons ou des écouteurs, même sans musique. Il faut que je sente qu’il y a un extérieur et un intérieur, avec moi dedans, que je puisse me lever, regarder par la fenêtre et avoir la certitude que le monde tourne. En ce moment, rien de tout cela ne tient. Pourtant, le temps, le silence ou la musique douce sont là. Mais je ne prendrai pas l’avion et il me manque le monde.

Pour sentir ma chair

Je me laisse flotter. Je sors. À tous les jours, je vais sous la pluie pour sentir ma chair (Alix PV, allo), je monte et descends les côtes et les escaliers qui relient la basse et la haute ville, je marche dans Saint-Sauveur, regarde les commerces se démener pour survivre, la file qui s’étire en face du Jean Coutu, les rues sales du printemps, les fenêtres des appartements remplies d’arc-en-ciel, de peluches, de chats qui guettent. Je n’arrive pas à me convaincre de mon utilité. Dans la ville ralentie, je ne trouve pas ma place. Je me secoue, je me bouge, pour me sentir en vie, pour sentir qu’il y a encore de la vie.

Comme toute création, m'enraciner

Mi-mars, tout est laid dehors, gris, mouilleux, slusheux. Le Vieux-Québec est désert. Dans la rue, les quelques piétons ne se regardent plus. Tout le monde fixe le trottoir. Je vais chez Pantoute, chaque jour, à ma pause. J’achète beaucoup de livre. Trop. J’en ferai livrer encore plus dans les jours suivants. Deux batch, sur la Visa, comme si j’avais peur d’en manquer. Comme si je pressentais que bientôt, je serais gelée (Annie Ernaux, salut), engourdie, incapable d’écrire une ligne. (Ce matin, 15 avril, arrive comme le plus beau des hasards, le partage par mon amie Dominique B. d’un texte de Nancy Huston paru il y a quelques semaines dans Le Devoir, où ces mots me serrent le cœur, me piquent les yeux, parce que si vrais : « Car si l’écriture se fait dans la solitude, elle ne se fait pas dans le vide. Comme toute forme de création, elle est enracinée. »)

Écoeurer le virus

Je répète que je ne sens rien depuis, même si je ne sais avec exactitude quand se situe ce depuis. Je pense qu’il est à la fois la date de l’annonce de la fermeture des bibliothèques (14 mars), celle de l’annonce de l’annulation de ma résidence (16 mars), de mon dernier jour à la Maison de la littérature (20 mars). De toute façon, c’est faux. Je suis colère, frustration, tristesse. Je ressens cela, je ne le fuis pas. J’essaie de ne pas y sombrer non plus. Juste pas faire semblant que tout va bien et que ça va bien aller. Je fume quelques cigarettes, je bois, comme si je voulais écœurer le virus, comme pour m’engourdir encore plus.

Même enfermée

Je fais entrer le monde chez moi en commandant, compulsivement, des choses en lignes : bouquets de tulipes, bougies de luxe, livres, encore et encore, du maudit linge (la combinaison achetée dans la collection printanière de Cœur de Loup ne fait pas partie du maudit linge; c’est une fleur, une douceur, une œuvre d’art qui, je le sais, me rendra la vie plus belle, même enfermée chez moi.) Une amie m’a écrit qu’elle trouvait de la beauté dans les rues désertes, dans le calme qui s’était installé dans la ville (Marie St-Hilaire-Tremblay, tendrement). Elle a du temps pour écrire, avec ses deux chats à ses côtés, la semaine où elle n’a pas ses enfants. Ça m’a bouleversée, moi qui ai l’impression de m’être détachée de moi-même, qui pour me remettre en marche, m’étourdis dans les classes de yoga, de pilates et de danse contemporaine sur internet (La Station Yoga, Amanda, Julia-Maude, cordialement); moi qui lis, à défaut d’écrire.

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